Philosophe français, Robert Redeker analyse l’impact de la crise sanitaire sur la perception de la mort et déclare son admiration pour les métiers du funéraire – dont il note « la dureté psychologique ». Il est l’auteur en 2015 de « Bienheureuse vieillesse » (Éditions du Rocher) et en 2017, de « L’éclipse de la mort » (Desclée de Brouwer).
Bonjour Robert Redeker. Vous avez écrit en 2015 sur la vieillesse et ses vertus. Avez-vous observé des évolutions depuis la publication de votre livre ?
Pas vraiment. Dans une interview donnée à l’hebdomadaire Famille Chrétienne en août 2020, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, regrette que son institution ait préféré, dans son faire-part à l’occasion du trépas de l’un de siens, éviter le mot de « mort ». « Disparition » fut préféré à « mort ». Nous sommes dans une civilisation qui a peur des mots, et des réalités qui existent derrière ces mots, en particulier du mot « mort ».
La vieillesse apporte, selon vous, « renoncement », « sagesse » et « libération ». Quelle est la place de la mort dans ce processus ? En quoi joue-t-elle un rôle ?
Il y a sagesse quand la mort est reconnue dans son rôle. Elle a un triple rôle: biologique, social et spirituel. La vieillesse est une sorte de compagnonnage avec la mort, où l’on apprend (quand la vieillesse est réussie, bien sûr) à l’apprivoiser. C’est un stade de l’existence où la chance de pouvoir s’abstraire de son ego, autrement dit de s’abandonner à plus grand que soi (abandon qui définit en général la spiritualité,) nous est offerte plus généreusement qu’aux autres moments de l’existence où nous accordons trop au moi (ce moi dont Pascal écrivit qu’il est « haïssable »). Nous fétichisons notre moi au point de ne pas supporter l’idée de sa disparition. La vieillesse rejoint la sagesse de certains philosophes – Socrate, Epicure, les Stoïciens – en nous permettant de nous libérer de ce moi trop envahissant.
Vous évoquez une société pour qui l’idée de mort est « insupportable » et qui est « incapable de penser » sa finitude. Comment l’expliquez-vous ?
D’une part, par l’effondrement social des grands récits métaphysiques et religieux (que l’on peut indexer sur le mot de Nietzsche : « Dieu est mort ») est venu s’ajouter l’effondrement de leurs substituts, les grands récits politiques (religions séculières, le socialisme et le communisme ont proposé une forme de paradis sur terre auquel l’histoire conduisait). Les hommes ont le sentiment qu’il n’y a plus d’au-delà, métaphysique, religieux, et politique, capable de donner sens à leur vie et à leur mort. D’autre part, la société de consommation se fonde sur une survalorisation de l’ego, la couche la plus superficielle de la personnalité, qui fait que les hommes s’identifient de plus en plus à cet ego, réduisent leur existence à celle de cet ego ; en optant pour ce réductionnisme, ils se privent du moyen de penser leur mort. Pour éviter le désespoir, ils n’ont pas d’autre moyen que d’éloigner la pensée (et les mots) de la mort.
La mort est un tabou en France. Travailler dans le secteur funéraire se tait, les cimetières sont désertés, le sujet est évité, triste et redouté. Comment « réconcilier » les individus avec la mort ?
Le cadavre est désormais quelque chose que l’on cache, comme s’il était quelque chose de honteux ; c’est une évolution assez récente, puisque jusqu’aux années 70, les morts étaient encore visibles, présents au cœur de la vie collective. On a peur, et c’est un fait psycho-social nouveau, de montrer et de voir des morts, sauf sur les écrans de télévision et de cinéma. Avoir peur des morts est avant tout avoir peur de soi. Peur de son destin, que l’on est devenu incapable de penser. La réduction de l’existence à l’ego bloqué dans sa finitude est la clef de cette peur. Cette peur et ce tabou se reportent sur les travailleurs de la mort, les employés du secteur funéraire. Or, il n’y a pas d’humanité possible sans eux, ils font le plus nécessaire des métiers, celui qui fonde l’humanité. Comment se réconcilier avec la mort ? En comprenant correctement la vie. En déségoïsant l’existence ? Cela passe par la pensée, la psychanalyse, la philosophie (l’homme moderne a désappris à penser).
La crise sanitaire a malmené les rites funéraires. Interdiction de voir le corps, inhumation à la va-vite, impossibilité de se réunir ou réconforter en gestes… cela a t il conforté le tabou, ou la période peut-elle avoir « mis en germe » des évolutions ?
Pour beaucoup, cette crise a servi de révélateur de l’importance des rites liés à la mort. Cette crise, vous avez raison, peut être le « germe » d’un retournement. La conscience collective se ressouvient que les êtres humains morts ne sont pas des déchets dont on se débarrasse à la va-vite. « Le culte des morts est signe d’humanité » a dit le philosophe Auguste Comte. Historiquement, l’humanité commence aux soins apportés aux cadavres. L’idée de culte signifie : rites, respect, temps que l’on passe avec les morts, à la chambre funéraire, au cimetière, ou ailleurs. A l’occasion de cette crise, nombre de nos contemporains ont compris que la déritualisation de la mort, de même que sa désocialisation, est un signe de déshumanisation.
Quel message aimeriez-vous adresser aux acteurs du funéraire, salariés et entrepreneurs de pompes funèbres, également des services qui s’occupent des cimetières ?
Mon message est le suivant : sans eux, il n’y aurait pas d’humanité. Ils font le plus vieux des métiers, celui qui accompagne l’humanité depuis ses origines. Et, paradoxalement, l’un des plus beaux métiers, malgré sa dureté psychologique.
Personnellement, avez-vous pensé à vos obsèques, et sans vous dévoiler, qu’aimeriez-vous qu’elles soient ?
Ma tombe et celle de ma femme est prête et maçonnée dans un cimetière du sud-ouest toulousain. C’est une entreprise de pompes funèbres de Saint-Lys qui s’en est occupée. Catholique, je tiens à bénéficier d’une vraie et belle messe.