Le Sociologue Pierre-Marie Chapon fait un point sur la crise sanitaire et son impact. Expert du vieillissement, il ouvre des pistes pour l’après-crise, en termes d’innovation – notamment la « personnalisation » des obsèques – et suggère au secteur de mieux suivre l’actualité de la silver économie.
Tout d’abord parlons d’actualité; la crise sanitaire change-t-elle le rapport à la mort, aux rites ou obsèques des seniors ?
Elle médiatise surtout la mort dans une société qui a du mal à l’accepter. Elle met en lumière que nous sommes mortels, vulnérables… et pouvons être confrontés à la mort en quelques jours. Cette crise nous incite à être humble et à nous questionner sur nous-mêmes et vis-à-vis de nos proches. Les conditions (terribles) des funérailles, par ailleurs, lors des confinements, ont démontré que l’accompagnement dans la mort et le deuil sont primordiaux pour permettre de continuer à vivre malgré la perte d’un proche. En mettant la lumière sur la fin de vie, elle réaffirme le rôle fondamental et la bienveillance du secteur funéraire.
Le funéraire va sortir chamboulé de cette crise, peut-être va-t-il se remettre en cause. Y a-t-il d’abord de la place pour l’innovation dans ce secteur ?
Bien sûr, d’abord parce que les personnes qui meurent sont différentes de celles qui les ont précédées; leurs attentes, leurs besoins ont changé. Ensuite, parce que la mort est un « marché » comme les autres, qui connait des tendances, des évolutions – et l’innovation, sur un marché, est une façon de se différencier pour ses acteurs.
Vous dites que la mort appartient au « parcours de vie ». Pourtant le sujet est souvent d’approche difficile, pour les seniors en particulier…
Oui, comme celui de la perte d’autonomie ou l’invalidité. Pourtant, anticiper une situation, éventuelle ou certaine, concourt à mieux vivre le présent et ce qui adviendra. C’est soulager sa famille de tracas et questions existentielles. Les choses changent. La génération actuelle de seniors a vu ses parents vieillir dans des conditions pas forcément « roses » ni faciles pour les proches. Ces seniors – nés après guerre – ont été sollicités par leurs parents ET leurs enfants, et ne veulent pas être, à leur tour, un fardeau. Certes ils sont plus individualistes, mais ils vont porter une attention plus soutenue à ce qu’ils vont offrir (ou imposer) à leurs proches avant et, pourquoi pas, après leur mort.
Anticiper sa dernière étape de vie, voire sa mort dites-vous… nous serions à un tournant ?
Oui, d’autant que le terrain a été préparé: beaucoup d’actions de prévention ont amené ces « boomers » à réfléchir au vieillissement, à la qualité de vie, la longévité ou l’autonomie. J’ai par exemple mené, avec des caisses de prévoyance, des projets pour encourager les seniors à regarder leur logement, et à se demander, avant qu’ils soient handicapés ou impotents, s’il est propice au vieillissement. C’est un pied dans la porte. Penser au bien-mourir est la brique suivante. J’ajoute que ces seniors sont moins croyants que leurs prédécesseurs. Via la religion, les gens ont été acclimatés à la mort, familiarisés, presque rassurés par elle. Alors d’un côté, cela peut renforcer les seniors actuels dans le déni. La religion ne sert plus de médiateur, et ils se raidissent à l’idée de mourir. Mais comme ils ne croient plus en « l’éternité », comme ils sont « livrés » à eux-mêmes et libres de conduire leur existence, certains vont se pencher sur leur « après-vie », se forger un discours, une vision par eux-mêmes.
Les agences de pompes funèbres et mairies sont des acteurs-clés des obsèques. Que leur conseillez-vous si elles veulent déployer des innovations, et leur trouver un public ?
Je leur conseillerais, sans bien connaitre leur métier, de proposer des choses qui collent à la mentalité des seniors. Ces derniers sont plus écolo-engagés, soucieux de sur-mesure, déliés des traditions religieuses ? Qu’elles en tiennent compte dans leur catalogue, et pas qu’avec des cercueils biodégradables. Il y a à inventer. Les seniors croient moins à la « vie après la mort » et sont plus hédonistes ? Que les enterrements soient plus festifs, « positifs » et riches d’instantanéité. Les seniors ont des familles éclatées, leurs enfants ou petits-enfants sont aux quatre coins du monde ? Que les obsèques soient un moment de réunion, de « cousinade », qui permettent de se retrouver et découvrir en un même lieu ou via Facebook live ou Facetime. Les seniors ont découvert Internet en cours de vie: que les agences et mairies mettent une dose de digital dans leur fonctionnement ou leurs prestations.
Écologie, bénévolat associatif, humanitaire… les seniors sont engagés; en quoi cela peut-il impacter la physionomie de leurs obsèques ?
Oui, ils vivent plus longtemps, en meilleure santé donc la vie associative leur a tendu les bras. Or ces engagements comptent pour eux. D’abord, ils leur permettent d’oublier la mort, de rester actifs et investis jusqu’au bout. Ensuite, ces combats vont les aider « une fois morts », aussi pour ne pas être oubliés – ils savent que personne n’ira les voir au cimetière -, à continuer d’être utiles. Je vois bien, dès lors, les conseillers funéraires développer des services en lien avec la philantropie ou la citoyenneté, maîtriser les questions de fiscalité, de dons, pourquoi pas gérer des bourses d’études ou des fonds pour de « bonnes causes ». Comme je les vois proposer de gérer les traces laissées par un défunt sur les réseaux sociaux, pour les trier ou les supprimer, ou entretenir son souvenir sur la Toile.
Comment rendre acceptables des innovations aux yeux des seniors ?
Il faut leur montrer leur intérêt, le bénéfice concret, ludique ou émotionnel, qu’ils trouveront à changer leurs habitudes ou leur environnement. Je prends un exemple. Pour la génération des plus de 80 ans, Internet est le diable, ou sans relief. C’est compliqué, inutile et creux etc. Mais si cela permet d’être en relation, via Facebook, avec ses petits-enfants, c’est bien et vaut d’être investi. Dans des EHPAD, j’ai vu des terminaux numériques arriver sur les tables de nuit, diffusant les photos de famille et en changeant selon les envois des proches. Ce cadre « connecté », qui renouvelle automatiquement ses photos, qui relie au monde sans effort, eh bien là oui, soudain avec lui la modernité et l’innovation deviennent familières. Ce discours par la preuve doit évidemment être positif et tenu sans culpabiliser ou faire peur – ça ne marche plus, les flammes de l’enfer.
Avez-vous un autre conseil ?
Oui, l’autre est d’adapter l’innovation aux goûts et style de vie de chacun. Les gens ont été habitués, en tant que consommateurs, au sur-mesure et à la différenciation, il faut leur créer des services qui sont uniques, conçus pour eux. A cet égard, il est regrettable que le funéraire soit absent des instances et événements liés à la silver économie. C’est un acteur naturel de ce pan; certes la silver économie est très centrée sur le digital et les sociétés du funéraire craignent peut-être de gadgétiser leur fonctionnement. Peu importe, un rapprochement serait du meilleur effet pour le funéraire, au profit de ces consommateurs que la religion n’accompagne plus et qui sont confrontés à l’idée non négociable (mais mercantiliste) de la mort.
Quelques mots sur Pierre-Marie Chapon
Président de VAA Conseil, Pierre-Marie Chapon enseigne aux universités de Lyon et donne des conférences et formations auprès d’écoles ou institutions dont Science Po Paris, l’ENPC et le CNFPT. Docteur en géographie aménagement, il préside le Centre Recherche et Innovation Territoires Amis des Aînés. Il été le référent pour la France auprès de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans le cadre du programme « Villes amies des ainés ».