Que penser des cérémonies d’obsèques transmises en vidéo ? Familles et experts ont fait part de leurs ressentis. Prévinov’ fait le point.
Ce qui se vit: « Être là sans vraiment être là »…
– Le témoignage de Jérémie: frappé par la mort de son grand-père, Jérémie a raconté à 01net.com (14 avril 2020) les obsèques qu’il a suivies sur Whatsapp (témoignage reconstitué): « Je n’irai pas à la cérémonie, c’est décidé. Traverser la France pour au final, ne prendre personne dans mes bras, ni embrasser quiconque ou serrer de main, c’est fatiguant et frustrant. Avec ma famille, j’ai l’habitude d’appels vidéos via WhatsApp. Naturellement, nous évoquons cette option pour les obsèques. Et je regarderai la cérémonie, pour « être là », même à distance: cela m’aidera à aller de l’avant. Je me prépare à l’idée. Le jour J, je suis agité. Il est convenu d’allumer la caméra quand le cercueil sort du camion. Le téléphone sonne, je me suis isolé, je respire un grand coup et décroche. Dès lors, tout est bizarre et serein. J’aurai cette impression les 35 minutes de cérémonie ! D’abord l’interface d’écran parasite le recueillement. Je me sens moins concerné – sans doute un mécanisme de défense. Ensuite, dans une « vraie » cérémonie, mes yeux ne seraient pas rivés au cercueil. Le vent, le ciel, les arbres, les oiseaux me détourneraient, m’apaiseraient. Là, mon attraction pour l’image est trop forte. Et il y a les bruits. Avec la visio, je les entends tous, et ce n’est pas agréable. Le gravier, la mise en terre, le cercueil contre le béton… ils ressortent très forts. Même les silences sont plus pesants. Enfin, sur l’écran, je vois mon frère avec qui, pour exorciser, j’échange des mimiques. En plus petit, sur le bas d’écran, je vois mes parents effondrés. Des textes sont lus. Mon grand-père est enterré, le caveau scellé. Ma mère pleure, l’écran nous sépare, je ne peux la réconforter. D’un commun accord, nous raccrochons. Je ne suis pas très ému. Je n’étais pas vraiment là ».
– Le témoignage de Charles: touché par le décès de son père (victime d’un cancer), Charles s’est confié à France Bleu Orléans (27 avril 2020). Présent à l’église avec le « noyau » familial, il avait convié ses autres familiers et amis à s’inscrire en ligne pour suivre la cérémonie: « 60 à 80 personnes se sont connectées. Elles seraient venues en temps normal, de Lyon, Paris, Bordeaux, Madrid et Dubaï. Cela leur a permis de nous accompagner et nous, de nous sentir accompagnés – un vrai réconfort. Cette « formule » d’obsèques filmées est simple et très facile d’accès. Ne pas pouvoir rendre hommage aux défunts comme il se doit, c’est compliqué. Mais le fait d’avoir une retransmission à distance et de partager, c’est un plus que j’encourage ».
Ce qui se dit: « Substitut » ou « injonction » ?
– Dr Tan, psychiatre à l’hôpital Ville-Evrard (Neuilly-sur-Marne): « Avoir une image aide à faire son deuil. Même si c’est plus froid, moins humain, plus dur, c’est mieux que rien. Habituellement, voir un corps permet d’entamer la démarche d’acceptation. La vidéo altère ce processus. Je crains des deuils inachevés. Il va sans doute falloir plus de temps » (01net, 14 avril 2020).
– Vincenzo Corrado, directeur des communications sociales de la Conférence épiscopale italienne: « Les obsèques sont des moments intimes et privés qui nécessitent une chaleur familiale. La douleur ne doit pas être un spectacle » (L’Express, 16 mars 2020).
– Pascale Trompette, sociologue à l’université de Grenoble: « Je suis impressionnée par la vitesse avec laquelle le funéraire s’est emparé du numérique ! Je disais qu’il finirait par s’y mettre, mais lentement. Beaucoup de professionnels y voyaient de nombreux désavantages – comparateurs, devis en ligne, etc. Là, en quelques semaines, on voit des choses étonnantes, comme les condoléances en ligne ou des réunions de famille par vidéo, mais aussi des retransmissions sur des plateformes auxquelles tout un chacun peut accéder. Du jamais vu. Un verrou a sauté » (Journal du CNRS, 27 avril 2020).
– David Lacombled, éditorialiste: « C’est ainsi que se (re)-crée un lieu de culte virtuel avec beaucoup de monde là où les cérémonies ne peuvent plus accueillir plus de 20 personnes. Mais ces soutiens ne sauraient remplacer le travail de deuil. Si elle peut sauver des vies, la distanciation devient insupportable/ inhumaine dès lors que nous ne pouvons pas saluer nos proches une dernière fois. S’incliner devant un être qui vient de mourir, c’est lui rendre hommage mais aussi reconnaître, à défaut de l’accepter, sa disparition » (lopinion.fr, 21 avril 2020).
– Martin Julier-Costes, socio-anthropologue à l’université de Strasbourg: « Il y a plein de gens qui ne voient pas les corps, plein de sociétés où vous enterrez dans la journée. Ce qui me dérange dans le traitement actuel, c’est qu’il serait traumatisant. On ne sait pas. La relation à un défunt est reconfigurée par le contexte, donc la manière de vivre le deuil aussi. Des nouveaux rituels [comme des cérémonies en direct:] peuvent faire du bien, mais ont leurs limites. Ces « rites numériques » peuvent être une solution, mais l’injonction à la créativité est délétère pour certains. Le processus de deuil, c’est aussi accepter et lâcher prise » (Slate, 15 avril 2020).